février 20, 2023

TAXI TEHERAN (2015)

La religion, la Charia, la censure, les complots, la condition des femmes, la violence ; mais aussi : la création, l’entre-aide, l’amitié. Voilà autant de thèmes abordés par Jafar Panahi dans Taxi Téhéran (Taxi, en version originale). Je le dis immédiatement : je suis tombé amoureux de ce film.

La situation est simple : dans ce documentaire-fiction, Jafar Panahi, qui joue son propre rôle, se mue en chauffeur de taxi et déambule dans les rues de la capitale iranienne en prenant des passagers tous très différents. C’est à travers cette mosaïque de personnages que le réalisateur nous propose de découvrir l’Iran d’aujourd’hui.

Ce n’est pas totalement un huis clos –nous sommes dans un taxi mais avec l’impression d’être dans tous les coins de la ville en même temps-, ce n’est pas non plus un road movie. C’est un film atypique qui, rien que pour l’exercice de style, mérite d’être vu.

Durant les une heure et vingt minutes de balade, vous rencontrerez un monsieur plein d’entrain qui gagne sa vie en vendant, sous le manteau, des DVD de la série The Big Bang Theory –parmi d’autres productions-. Vous croiserez également deux vieilles femmes et leurs poissons rouges, dans une course à la vie à la mort. Vous découvrirez une avocate des Droits humains (pas une actrice, une vraie), que l’on a privé de son droit d’exercer, qui a pris l’habitude d’apporter des roses pour les prisonniers politiques. Et bien d’autres personnes encore.

Si Taxi Téhéran est si plaisant c’est avant tout car il n’est jamais manichéen. Jamais le film n’est larmoyant. Il est authentique. L’Iran est une république islamique depuis 1979, au sein de laquelle de nombreuses libertés individuelles sont bafouées. Tout le monde (ou presque !) sait cela. Ce que veut nous montrer Panahi c’est comment les Iraniens, comment les Téhéranais, continuent à vivre au quotidien, malgré cela. Il y a beaucoup de vie dans ce film. On rigole beaucoup, tout en se posant des questions.

Bien sûr, il y a en filigrane la question de la femme ; problématique qui est posée dès la première scène (voir : LA Scène). Mais, même sur ce sujet-là, il y a un effet de contre balancier puissant puisque toutes les femmes rencontrées durant le récit, bien qu’elles portent le voile, sont tout sauf effacées devant les hommes. Même la nièce du réalisateur (10 ans environ), que l’on découvre au deux-tiers de l’histoire, est très incisive et n’hésite à taquiner son oncle pendant leurs dialogues.

Chaque histoire est unique, mais toutes mises bout à bout, nous racontent Téhéran et ses habitants. Elles nous racontent la lutte, la soumission, l’indifférence ou la compréhension, face aux interdictions mises en place par le régime.

Pour comprendre Taxi Téhéran totalement, il me paraît indispensable de connaître la vie extraordinaire de son auteur.

Comme on ne peut pas tout savoir, je le dis : je ne connaissais pas Jafar Panahi avant de voir le film. J’ai donc appris, grâce à mon fidèle ami Google, que Jafar Panahi n’avait pas juste le prénom d’un des meilleurs méchants de Disney. Il est beaucoup plus que cela. Après un premier film Le Ballon Blanc, primé à Cannes en 1995, Panahi va voir ses trois productions suivantes censurées par le pouvoir iranien. Que ce soit Le cercle (2000) et Sang et Or (2003) qui dénoncent l’absence de liberté dans le pays ou encore Hors-Jeu qui met en lumière la situation des femmes, tous vont être prohibés.

En 2010 il est emprisonné afin de l’empêcher de se rendre au festival de Cannes dont il est censé être membre du jury cette année-là. Dans la foulée, il est condamné à ne pas quitter l’Iran pendant une période de 20 ans. Depuis, il avait coréalisé, deux films dans la plus grande clandestinité : Ceci n’est pas un film avec Mojtaba Mirtahmasb (2011) et Pardé avec Kambuzia Partovi (2013).

Taxi Téhéran est donc son troisième long métrage clandestin. Et il ne fait aucun doute qu’il recevra au moins autant de prix que ses deux prédécesseurs.

SLOIPERS EN APPROCHE

LA Scène : On pourrait l’intituler : « Mise en Bouche ». Il s’agit de la toute première scène de Taxi Téhéran. On a une entrée in media res dans l’histoire. Nous sommes à un carrefour. Nous savons que nous nous trouvons à l’avant d’un taxi parce que l’on distingue la couleur jaune du capot. Bientôt, un homme volubile entre. Il entame la discussion avec celui que l’on imagine être le chauffeur –nous ne voyons pas le visage du conducteur, juste celui du passager-. Quelques mètres plus loin, une femme fait, à son tour son entrée dans le taxi collectif. Elle se met à l’arrière. Les deux hommes discutent toujours puis, la discussion dérive sur la question des voleurs. Le passager estime que les voleurs doivent subir la peine de mort pour dissuader les autres. C’est à ce moment-là que la femme réagit et s’oppose à cette idée. Les deux se disputent. Le passager se moque de l’angélisme de la femme en apprenant qu’elle est institutrice. En quittant la voiture, il lui avoue être lui-même un voleur.

Cette scène est essentiel d’abord parce qu’elle est la première et qu’elle donne le ton du film. En un court dialogue, le réalisateur arrive à faire passer subtilement un maximum d’idées tout en assurant un rythme soutenu.

La femme est voilée et assise à l’arrière. Pendant la première moitié de la conversation la soumission est suggérée. Puis, lorsque la dame entre dans la discussion elle s’avère sûre d’elle et arrive, par son argumentation, à désarçonner son interlocuteur. Face à la ténacité de l’institutrice, le passager, frustré, finit par affirmer que la Charia est une bonne chose.

Pendant toute la scène qui dure plusieurs minutes, on ne voit pas le visage de Jafar Panahi, qui, par ailleurs, ne prononce que très peu de mots. Ce n’est que lorsque la femme sort à son tour qu’on le voit, enfin- soit six ou sept minutes après le début du film.

LA Réplique : « La prof nous dit qu’on est libre de faire ce que l’on veut mais que c’est le bon sens qui doit l’emporter. (…) D’un côté ils nous disent de ne montrer que des choses positives, mais en même temps, de montrer la réalité. Que fait-on si la réalité n’est pas positive ? Je ne comprends pas. »

Je triche à double titre aujourd’hui : premièrement parce qu’il ne s’agit pas d’une réplique du condensé de deux répliques séparées de plusieurs minutes. Ensuite, parce que d’habitude je m’applique à donner réplique authentique, à la virgule près, alors qu’ici n’ayant pas retrouvé l’extrait sur le net, j’ai chargé ma mémoire de reconstituer la réplique. Mais nous ne sommes pas loin de l’originale (j’ai vu le film il y a quelques heures) et l’idée générale est intacte.

Ici nous sommes en présence de la nièce de Panahi, qui, dans le cadre de son cours de cinéma, doit réaliser un court-métrage sur le sujet de son choix. Après avoir énoncé les règles d’un film « acceptables » dictées par la professeure, la petite s’interroge sur la cohérence de toutes ces injonctions. Elle touche du doigt, sans s’en rendre compte, la question de la censure. Ce qui est passionnant dans cette réplique, c’est que la censure n’est pas présentée telle qu’on se la figure nous, habitants des pays libres. La censure iranienne, avant d’être brutale, semble vouloir laisser place au libre arbitre. La prof ne dit-elle pas à ses élèves qu’ils peuvent choisir le sujet de leur choix ? Si. Mais très vite, cette liberté supposée est freinée par le « bon sens ». Et c’est précisément dans ce « bon sens » que toute la répression se trouve. La censure, à ses prémisses, est bien moins sauvage qu’on le pense, plus subtile, donc plus dure à combattre. Lorsque l’on connaît la vie du réalisateur, on peut imaginer à quel point cette scène pouvait lui tenir à cœur.

La Performance : J’aurais pu retenir la petite fille jouant la nièce de Panahi, pleine de vie et un poil insolente.

Mais je choisirai plutôt l’avocate des Droits humains qui intervient vers la fin du film. On apprend vite qu’elle a été interdite d’exercer son métier pour des raisons inconnues, et qu’elle est en route pour la prison où elle va offrir des roses à une détenue.

Elle est d’une beauté saisissante, et c’est avec un grand sourire qu’elle nous explique comment fonctionne le système répressif iranien. Comment la justice crée un faux dossier sur les gens qu’elle estime suspects. Elle en fait des agents de la CIA ou du Mossad, les met en prison quelques temps avant de les faire sortir. Mais à leur sortie, tout le monde se méfie d’eux. «La vie extérieure devient une plus grande prison encore, ils font de tes meilleurs amis tes pires ennemis. Tu n’as alors plus d’autres choix que de quitter le pays ou espérer retourner en prison ».

Comme avec la réplique de la nièce, cette femme, que l’on connait sous le nom de « la dame aux fleurs », nous décortique la subtilité de la répression iranienne, qui n’a rien à voir avec les grands régimes totalitaires du XXe siècle, mais qui n’en est pas moins toxique. Le plu frappant est contraste entre la beauté de cette femme ainsi que la décontraction qu’elle affiche et les exemples terribles quelle nous dépeint.

La singularité : Rien de bien surprenant ici. La singularité du film se trouve dans le dispositif mis en place. Une caméra amovible sur le tableau de bord permettant de filmer tantôt la route, tantôt les personnes à l’intérieur du taxi. Ce qui fait du film à la fois un huis clos et un road movie ; et en même temps aucun des deux.

C’est intelligemment fait, c’est réussi et l’on a constamment cette agréable sensation de faire partie des passagers du véhicule.

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